Cliché à la une : Le Pacha de Fès au milieu des notables fassis. Photographie Flandrin

Il s’agit d’un texte de Paul Odinot publié en 1936 dans la revue Nord-Sud, n°26. Ce numéro était un numéro spécial, en anglais … avec traduction des textes en français.

Il y a un type fassi comme il y a un type parisien

Du mélange de cent races, est née une espèce avec des caractères acquis, durables.

L’histoire, la littérature en témoignent, qui veut s’en convaincre peut l’observer dans cette ville étrange, unique, « ville matrice », « ville femme » qui enfante, moule, façonne les êtres vivants.

C’est parce que Fès est placée là où elle est, parce que l’eau abondante de l’Oued Fès y murmure dans tous les patios et dans tous les jardins, parce qu’elle a de hauts remparts, parce que ses rues sont étroites et que ses terrasses se touchent, que le caractère des habitants est tel.

L’inverse, non,  ne se soutiendrait pas parce que, je le répète, au cours des siècles Libyens, Israélites, Phéniciens, Romains, Égyptiens, Berbères, Arabes, Turcs, Européens de tous pays, n’ont pas apporté à cette cité les souvenirs de leur patrie, mais ils ont oublié leur langue maternelle, leurs coutumes, leurs habitudes, pour se convertir, pour se donner à cette ville maîtresse, cette ville sirène, qui les envoûtait.

Un proverbe marocain dit : «  Qui vit dix ans à Fès, devient Fassi ».

C’est une ville femme, ai-je dit, elle vous prend non pas en dix ans, mais d’un regard, en une minute, si on la regarde à l’instant où éclate sa beauté, son charme.

Ainsi la ville a créé l’homme.

On appelle le Fassi, « poule blanche », parce qu’il n’est pas courageux, qu’il porte de beaux habits blancs immaculés quand il le peut.

Mais c’est un « pigeon à bec d’acier » disent les chroniqueurs. Mauvaise tête, toujours en révolte contre l’autorité, même celle des Sultans, il aime l’intrigue, la cabale, la méditation.

Pour le combat des rues, il s’enferme soigneusement et envoie son jardinier qui est du Riff et brave, son esclave qui est du Sahara et dur aux coups, mourir pour sauver la liberté de Fès.

Je n’irai pas plus loin, je ne citerai pas ce qu’ont dit les écrivains du passé sur les mœurs des Fassis. Comme les Tharaud, ils ont un peu abîmé des hommes qui méritent mieux que de dures injures, et ce n’est pas à nous, en tous cas, qui vivons près d’eux, de reprendre à notre compte ces sévères jugements.

Il est difficile d’ailleurs de juger des hommes qui ne se jugent pas eux-mêmes, qui se croient, tels qu’ils sont, parfaits, supérieurs à tous. Leur dire ce que nous pensons d’eux, les blesse ; cela ne les réforme pas et les inciterait seulement à nous répondre qu’ils nous trouvent nous aussi pleins de défauts et d’imperfections.

Le Fassi a d’ailleurs des qualités qui compensent beaucoup de travers. Il est intelligent, fin, poli. Il a une mentalité d’homme moderne, quoi qu’il s’en défende, quoi que l’amour de sa religion le porte plutôt au wahhabisme.

Il aime la littérature, la musique, les beaux-arts, les jardins, l’oisiveté.

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Musiciens dans un riche café maure. Cliché Flandrin. Vers 1930

Il aime la bonne chère, les plaisirs de l’amour et les parfums, il aime l’argent. Mais il sait n’être pas l’esclave de l’or. Il l’accumule pour le jeter en un jour de dépenses folles, à l’occasion du mariage d’une fille, par exemple, ou pour obtenir le titre, la fonction qu’il envie.

C’est pour observer la coutume, la « caïda », qu’il achète de belles étoffes, distribue la nourriture à patio ouvert, c’est aussi par amour-propre, dans le dessein de paraître plus grand, plus riche que le voisin. Mais c’est aussi, s’en doute-t-il ? parce qu’il veut se libérer de cet or, de ce faste, de ce luxe que l’Islam défend.

Nombreux sont les bourgeois de Fès qui réunissent pendant toute leur vie un trésor en vue de faire le pèlerinage sacré, et les aumônes rituelles sont observées de tous.

Le Fassi, dis-je, aime la bonne chère, manger pour lui et boire le thé, c’est une besogne aussi sérieuse que vendre ou travailler, vous ne verrez jamais un Fassi se lever de table parce que le téléphone appelle.

Le visiteur sera éconduit ou s’il est ami, installé à la table basse sur laquelle repose le plat maintenu chaud par son bassin de cuivre et le maître de la maison, sans perdre un coup de dents, tendra son poignet à l’arrivant, comme fait un mécanicien parce que sa main est pleine d’huile.

C’est une preuve d’intelligence que d’aimer l’oisiveté, dit Nietzsche, c’est une preuve de sagesse que de partager sa vie avec autant de calme et de continuité entre le plaisir, le travail et la prière.

Jérôme et Jean Tharaud ont dit aussi que le Fassi n’aimait pas l’amour : c’est une grosse erreur, ils l’aiment comme Hafiz ou Firdousi, ils l’aiment autant que le parfum d’une rose, mais voilà, c’est un amour égoïste.

Le Fassi est en effet dans l’impossibilité de songer qu’il n’est pas seul au monde, que toutes les fleurs ne sont pas faites pour lui, il ne peut pas, ne sait pas se « mettre à la place » de celui ou de celle à qui il fait de la peine. Cette mentalité nous surprend, et cependant elle est représentée un peu par celle de nos hommes politiques qui disent : «  Je réclame la justice au nom de vos principes et je vous la refuse au nom des miens ».

Un Fassi protestera contre un cadi prévaricateur mais nommez-le Cadi, il « mangera » ses clients et vous dira si vous le lui reprochez : « À quoi servirait d’être puissant, si l’on n’abusait de sa puissance. C’est ma chance, Dieu a voulu que je sois Cadi, j’en profite ».

Toujours cette sagesse d’Israël : « Tu es marteau, frappe ; tu es enclume, patiente.

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Notable fassi. Photographie Sixta. Édition Fez-Islam

Vie commerciale, vie religieuse, vie familiale, tout est réglé, tout est ordonné à Fès suivant un rythme qui évite les soucis, les indécisions.

Les enfants sont dociles, les esclaves empressés, les femmes charmantes.

Si l’enfant s’insurge en grandissant on le laisse partir du nid ; l’esclave, on le vend ; la femme, on la répudie, ou bien par une petite comédie, de paroles consacrées, de petits cadeaux, on l’apaise.

On fait intervenir dans tous les conflits, des intermédiaires, des « suppliants ». On ne se brouille jamais définitivement avec un voisin, un parent.

Fès est la ville du monde où il y a le moins de vols ; quant aux crimes il n’y en a pas un tous les dix ans, c’est-à-dire qu’à Fès tout se sait, tout s’observe, tout se répète. C’est la ville où les murs sont les plus épais, mais c’est pourquoi ils ont de si grandes oreilles. Et les terrasses si hautes n’empêchaient pas jadis les amants de se retrouver. Aujourd’hui les portes s’entrouvrent, les femmes portent des chaussettes et quelques-unes des corsets, et cependant le voile demeure sur les visages.

L’évolution des caractères, des habitudes est lente, celles des cœurs encore plus lente.

Si la France gagnait le cœur des Fassis, sa tâche au Maroc serait terminée, mais le Fassi, peut-il nous aimer ? Il se défend tant qu’il peut contre cet amour possible pour le Nazaréen, ses institutions, ses coutumes, sa nourriture et c’est là le grand drame silencieux, qui ne cesse pas.

Les adversaires sont face à face, eux à la médina, fermée, noire, mystérieuse et nous dans la ville claire, aux larges rues qui coûtent si cher au budget.

Quand rapprocherons-nous nos maisons et nos cœurs ? « Dieu seul le sait, toute puissance vient de lui », ainsi vous répondront les bourgeois de Fès en souriant.

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Écrivain public devant le portail de Jnan Sbil : il écrit, étudie ses auteurs favoris, prête sa plume à ceux qui n’ont pas la parole ou à ceux qui n’ont pas la maîtrise de l’écrit.

Paul Odinot termine son article sur l’interrogation que l’on retrouve tout au long de ses écrits : quand Marocains et Français rapprocheront-ils leurs cœurs ? Le Fassi – et à travers lui le Marocain – peut-il aimer le Français, le Nazaréen – le Chrétien – ?

Odinot est « baigné » dans le milieu musulman : il est marié à une femme musulmane, il est le père d’enfants dans l’esprit desquels deux civilisations se mêleront mais il n’est pas certain de voir se réaliser entre le Maroc et la France une alliance, une amitié durables.

En 1923, dans son premier roman « marocain » Le Caïd Abdallah il écrit : nul ne peut affirmer que le mariage de raison « France-Maroc », se transformera en mariage d’amour. Or s’il n’y a pas d’amour dans cette union, elle sera rompue quand la force disparaîtra. Le Maroc sollicitera-t-il un jour, de son plein gré, de tout cœur, l’aide et la protection que la France lui a imposées. Et puis, sait-on ce qui est juste et permis quand les intérêts des nations sont en jeu ?

Odinot ajoute : « Le Maroc est une femme (par beaucoup de points), une femme arabe qui n’a pas choisi son mari, une femme dont il faut maintenant se faire aimer … Mais il reste un espoir : c’est qu’ils ne se séparent pas avant d’avoir fait un enfant ! »

En 1932, dans son troisième roman « Géranium ou la vie d’une femme marocaine », Odinot fait conclure ainsi Géranium : « Et maintenant que j’ai fini de raconter ma vie je ne puis m’empêcher de dire combien je trouve une ressemblance entre ma destinée et celle de mon pays. Mon pays s’est marié avec un autre pays de race, de religion différente. Ne divorceront-ils point ? Bien sûr, chacun fera des concessions, chacun fera un pas vers l’autre, mais le plus avancé consentira-t-il à reculer ? Je crois que mon pays sera obligé comme moi de changer ses vêtements anciens pour des nouveaux et se transformer.
L’amour n’est rien, s’il ne demeure. Les mœurs, les habitudes sont beaucoup ».

En même temps qu’il publie Le Fassi dans la Revue Nord-Sud, Odinot écrit pour le Journal de Fès et sa région, à l’occasion de la Foire-Exposition de Fès en mai 1936, un article sur l’association des « Amis de Fès » dont il est vice-président. Voici sa conclusion : « Et cependant, je suis persuadé que les Amis de Fès ont encore une autre tâche, c’est celle d’apporter leur concours sincère à l’œuvre de rapprochement entre les habitants de Fès et les Français. Quand une amitié véritable, indéfectible, sera nouée entre la France et les bourgeois de Fès, on pourra alors vraiment se réjouir sans réserves : l’œuvre française au Maroc sera terminée par le succès ».

Odinot qui se définit comme un amoureux du Maroc et de ses habitants, œuvrera toute sa vie, par son action, par ses articles dans les journaux locaux, pour que la « nation marocaine devienne l’amie, la sœur de notre France ».

Mais les nations savent-elles ce qu’elles veulent ? Et je conclurai comme le souriant bourgeois fassi « Dieu seul le sait, toute puissance vient de lui » !

Paul Odinot voir Paul ODINOT : officier, écrivain